
Le droit pénal français reconnaît l’altération ou l’abolition du discernement comme facteur pouvant exonérer ou atténuer la responsabilité d’un prévenu. L’article 122-1 du Code pénal pose ce principe fondamental, mais sa mise en œuvre soulève des questions complexes tant sur le plan juridique que médical. Comment prouver l’insanité mentale d’un individu au moment des faits? Quels sont les critères retenus par les tribunaux? Entre expertise psychiatrique et analyse comportementale, la démonstration de l’irresponsabilité pénale nécessite une approche multidisciplinaire rigoureuse. Cette question, loin d’être purement technique, reflète l’évolution de notre perception de la maladie mentale et interroge les fondements mêmes de notre système judiciaire.
Cadre juridique et historique de l’irresponsabilité pénale pour trouble mental
La notion d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental trouve ses racines dans l’histoire ancienne du droit. Dès le droit romain, on reconnaissait que les furiosus (personnes atteintes de folie) ne pouvaient être tenus responsables de leurs actes. Cette conception a traversé les siècles pour s’affirmer progressivement dans notre droit moderne.
En France, l’ancien Code pénal de 1810 mentionnait déjà en son article 64 qu' »il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au moment de l’action ». Cette formulation, relativement sommaire, a laissé place à une rédaction plus nuancée avec le nouveau Code pénal entré en vigueur en 1994. L’article 122-1 distingue désormais deux situations:
- L’abolition du discernement ou du contrôle des actes, qui entraîne l’irresponsabilité pénale
- L’altération du discernement, qui constitue une cause d’atténuation de la responsabilité
Cette distinction fondamentale marque une évolution considérable dans l’appréhension juridique des troubles mentaux. Elle reconnaît l’existence d’un spectre de situations, allant de l’irresponsabilité totale à une responsabilité atténuée, reflétant ainsi la complexité des réalités cliniques.
La loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté a profondément modifié la procédure applicable en matière d’irresponsabilité pénale. Avant cette réforme, les personnes déclarées irresponsables faisaient l’objet d’un non-lieu ou d’une relaxe, ce qui était souvent vécu comme une absence de reconnaissance par les victimes. Désormais, une audience spécifique peut être organisée devant la chambre de l’instruction ou la juridiction de jugement, permettant de se prononcer sur les faits matériels et l’irresponsabilité pénale, tout en prévoyant des mesures de sûreté adaptées.
La loi du 31 août 2021 est venue compléter ce dispositif en créant deux nouvelles infractions autonomes à l’article 122-1-1 du Code pénal. Ces infractions visent spécifiquement les cas où l’abolition du discernement résulte d’une consommation volontaire de substances psychoactives. Cette évolution législative récente témoigne d’une volonté de restreindre le champ d’application de l’irresponsabilité pénale dans certaines situations.
Sur le plan international, la Cour européenne des droits de l’homme encadre strictement les conditions de détention des personnes souffrant de troubles mentaux. L’arrêt Rooman c. Belgique de 2019 rappelle l’obligation pour les États de fournir un traitement thérapeutique adapté aux détenus atteints de troubles mentaux, sous peine de violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme prohibant les traitements inhumains ou dégradants.
L’expertise psychiatrique : pierre angulaire de la preuve d’insanité
L’expertise psychiatrique constitue l’élément central dans l’établissement de la preuve d’insanité mentale en matière pénale. Cette démarche, à la frontière entre médecine et justice, suit un processus méthodologique rigoureux visant à déterminer l’état mental du mis en cause au moment des faits.
La désignation de l’expert psychiatre intervient généralement sur décision du juge d’instruction ou de la juridiction de jugement. Le Code de procédure pénale prévoit que l’expert doit être choisi sur une liste officielle établie par la Cour d’appel ou la Cour de cassation. Dans des circonstances exceptionnelles, le juge peut désigner un expert hors liste, à condition de motiver spécialement cette décision.
La mission confiée à l’expert comporte habituellement plusieurs volets d’analyse:
- Déterminer si le sujet présentait, au moment des faits, un trouble psychique ou neuropsychique
- Préciser si ce trouble a aboli ou altéré son discernement ou le contrôle de ses actes
- Évaluer sa dangerosité et le risque de récidive
- Se prononcer sur l’opportunité d’une injonction de soins
Pour réaliser cette mission, le psychiatre expert dispose de plusieurs outils méthodologiques. L’entretien clinique constitue le socle de l’expertise, permettant d’explorer le parcours de vie du sujet, ses antécédents psychiatriques, sa personnalité et son rapport aux faits reprochés. Des tests psychométriques standardisés peuvent compléter cette approche, comme le MMPI (Minnesota Multiphasic Personality Inventory) ou la WAIS (Wechsler Adult Intelligence Scale).
L’expert analyse minutieusement le dossier médical du sujet, les éventuelles hospitalisations psychiatriques antérieures, et les traitements suivis. Il examine également le dossier judiciaire, incluant les procès-verbaux d’audition, les témoignages, et tout élément susceptible d’éclairer l’état mental au moment des faits.
La question de la rétrospectivité constitue l’une des principales difficultés de l’expertise psychiatrique. L’expert doit en effet se prononcer sur l’état mental du sujet au moment des faits, parfois plusieurs mois ou années auparavant. Cette reconstruction a posteriori s’appuie sur des éléments indirects: témoignages, comportement avant et après les faits, cohérence du discours du mis en cause.
Le rapport d’expertise doit répondre aux critères de rigueur scientifique et d’impartialité. Il doit être rédigé en termes accessibles aux magistrats et autres acteurs judiciaires, tout en conservant la précision du vocabulaire psychiatrique lorsque nécessaire. La Cour de cassation a rappelé dans plusieurs arrêts que l’expert doit se limiter aux questions techniques qui lui sont posées, sans se prononcer sur la culpabilité du mis en cause.
Dans les affaires complexes ou médiatisées, le recours à une collégialité d’experts est de plus en plus fréquent. Cette approche permet de confronter différents points de vue et de renforcer la solidité des conclusions. La contre-expertise, sollicitée par la défense ou l’accusation, constitue également un outil procédural important pour garantir l’équité du débat judiciaire sur l’état mental.
Pathologies mentales et critères d’irresponsabilité : analyse clinique et juridique
L’évaluation de l’irresponsabilité pénale nécessite une compréhension approfondie des différentes pathologies mentales susceptibles d’abolir ou d’altérer le discernement. Les tribunaux et experts psychiatres s’appuient sur des classifications internationales comme la CIM-11 (Classification Internationale des Maladies) ou le DSM-5 (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) pour établir leurs diagnostics.
Les troubles psychotiques, caractérisés par une rupture avec la réalité, constituent la catégorie la plus fréquemment associée à l’irresponsabilité pénale. La schizophrénie, marquée par des hallucinations, des délires et une désorganisation de la pensée, représente l’archétype du trouble pouvant abolir le discernement. Dans l’affaire Romain Dupuy, auteur du double meurtre de Pau en 2004, les experts ont conclu à une schizophrénie paranoïde avec délire mystique ayant entraîné une abolition totale du discernement.
Les troubles bipolaires, particulièrement durant les phases maniaques aiguës, peuvent également conduire à une irresponsabilité. L’hyperactivité, l’excitation psychomotrice et l’altération du jugement caractéristiques de ces phases peuvent entraîner des passages à l’acte non contrôlés. Toutefois, la jurisprudence montre une grande variabilité dans l’appréciation de ces situations, certaines décisions retenant une simple altération du discernement.
Critères d’évaluation du discernement
Pour déterminer si une pathologie a aboli ou simplement altéré le discernement, les experts et magistrats s’appuient sur plusieurs critères d’évaluation:
- La conscience de l’illégalité de l’acte au moment des faits
- La capacité à résister à l’impulsion délictueuse ou criminelle
- L’existence d’une préméditation ou d’une organisation dans le passage à l’acte
- Le comportement avant et après les faits (dissimulation, fuite, remords)
La jurisprudence a progressivement affiné ces critères. Dans un arrêt du 14 décembre 2017, la Cour de cassation a précisé que « l’abolition du discernement suppose que l’agent ait été privé de toute conscience de l’illicéité de son acte », établissant ainsi un seuil élevé pour l’irresponsabilité totale.
Les troubles de la personnalité, comme la personnalité antisociale ou borderline, suscitent des débats particulièrement vifs dans le monde judiciaire. Bien que ces troubles puissent affecter significativement le comportement, ils sont rarement considérés comme abolitifs du discernement. L’arrêt de la Chambre criminelle du 8 janvier 2013 illustre cette position en confirmant que « la personnalité psychopathique ne constitue pas un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli le discernement » dans l’affaire jugée.
La question des comorbidités complique davantage l’évaluation. La présence simultanée d’un trouble psychiatrique et d’une addiction aux substances psychoactives est fréquente chez les auteurs d’infractions. Dans ces situations, les experts doivent déterminer la contribution respective de chaque facteur dans l’altération du discernement. La loi du 31 août 2021 a apporté une clarification importante en excluant l’irresponsabilité pénale lorsque l’abolition du discernement résulte d’une consommation volontaire de substances.
L’évaluation des troubles cognitifs comme la démence ou les séquelles neurologiques représente un autre défi. La Cour d’appel de Lyon, dans un arrêt du 19 mai 2016, a reconnu l’irresponsabilité pénale d’un homme de 85 ans atteint de démence de type Alzheimer, malgré la gravité des faits reprochés (homicide involontaire par conduite dangereuse).
La frontière entre abolition et altération du discernement reste parfois ténue. La pratique judiciaire montre une tendance à privilégier l’altération du discernement dans les cas limites, permettant ainsi une réponse pénale adaptée plutôt qu’une absence de sanction. Cette approche pragmatique reflète une volonté d’équilibre entre considérations médicales et attentes sociales en matière de justice.
Les preuves complémentaires : témoignages, comportement et antécédents
Si l’expertise psychiatrique constitue le pilier central de la preuve d’insanité mentale, elle n’est pas le seul élément pris en compte par les tribunaux. Un faisceau de preuves complémentaires vient étayer ou nuancer les conclusions des experts, permettant une appréciation plus complète de l’état mental du mis en cause au moment des faits.
Les témoignages de l’entourage proche représentent une source d’information précieuse. Famille, amis, collègues ou voisins peuvent décrire des changements comportementaux significatifs survenus avant les faits. Dans l’affaire Joël Gaillard, qui avait tué ses parents et son frère en 2016, plusieurs témoins avaient rapporté des propos délirants et un comportement erratique dans les semaines précédant le drame, éléments qui ont conforté le diagnostic de bouffée délirante aiguë posé par les experts.
L’analyse du comportement du mis en cause avant, pendant et après les faits constitue un indicateur majeur. La jurisprudence accorde une attention particulière aux éléments suivants:
- La cohérence du passage à l’acte avec le fonctionnement habituel de la personne
- L’existence d’une préparation méthodique ou au contraire d’un acte impulsif et désorganisé
- Les réactions immédiates après les faits (fuite organisée, tentative de dissimulation, appel aux secours)
- La présence ou l’absence de remords et d’insight sur la gravité des actes
Dans une décision marquante du tribunal judiciaire de Paris en avril 2021, les magistrats ont écarté l’irresponsabilité pénale d’un prévenu qui, malgré un diagnostic de schizophrénie, avait méticuleusement planifié son acte et pris des mesures pour éviter d’être identifié, démontrant ainsi une conscience de l’illégalité de son comportement.
Les antécédents médicaux documentés jouent un rôle déterminant dans l’évaluation de l’état mental. Le dossier médical, les hospitalisations antérieures, les ordonnances et traitements prescrits constituent des éléments objectifs particulièrement valorisés par les tribunaux. Dans l’affaire Kobili Traoré, auteur du meurtre de Sarah Halimi en 2017, ses multiples hospitalisations psychiatriques antérieures ont été prises en compte dans l’évaluation de son état mental, malgré la polémique suscitée par la décision d’irresponsabilité.
L’apport des nouvelles technologies
Les nouvelles technologies offrent des sources de preuves complémentaires de plus en plus exploitées. L’analyse des communications numériques (messages, recherches internet, publications sur réseaux sociaux) peut révéler l’évolution de l’état mental. Dans plusieurs affaires récentes, les tribunaux ont examiné l’historique des recherches internet ou les publications sur les réseaux sociaux pour évaluer la dégradation progressive de l’état mental du mis en cause.
Les enregistrements vidéo (caméras de surveillance, vidéos personnelles) permettent parfois d’observer directement le comportement au moment des faits ou dans la période immédiatement antérieure. Dans l’affaire du jogger de Villefontaine en 2015, les images de vidéosurveillance montrant le comportement erratique du mis en cause avant l’agression ont conforté les conclusions des experts sur son état psychotique.
L’évaluation de la crédibilité des preuves complémentaires fait l’objet d’une attention particulière des juridictions. Les témoignages recueillis immédiatement après les faits sont généralement considérés comme plus fiables que ceux recueillis tardivement. De même, les documents médicaux contemporains des faits ont une valeur probante supérieure aux attestations rétrospectives.
La Cour de cassation a rappelé dans plusieurs arrêts que l’appréciation de l’état mental relève du pouvoir souverain des juges du fond, qui doivent prendre en compte l’ensemble des éléments du dossier et pas uniquement les conclusions de l’expertise psychiatrique. Cette position jurisprudentielle confirme l’importance d’une approche globale et multifactorielle dans l’évaluation de l’insanité mentale.
En pratique, les tribunaux procèdent à une mise en perspective de tous ces éléments pour déterminer si le faisceau d’indices converge vers l’abolition ou l’altération du discernement. Cette méthode, bien que parfois critiquée pour sa part de subjectivité, permet une appréciation nuancée de situations humaines complexes qui ne sauraient être réduites à un diagnostic médical.
Enjeux contemporains et perspectives d’évolution de la preuve d’insanité
La preuve d’insanité mentale se trouve aujourd’hui au carrefour de multiples transformations, tant sur le plan scientifique que sociétal. Ces évolutions façonnent progressivement un nouveau paradigme dans l’appréhension juridique des troubles mentaux et leur impact sur la responsabilité pénale.
Les neurosciences représentent l’un des développements les plus prometteurs dans ce domaine. L’imagerie cérébrale (IRM fonctionnelle, TEP-scan) permet désormais de visualiser le fonctionnement cérébral et d’identifier certaines anomalies structurelles ou fonctionnelles. Dans plusieurs pays, notamment aux États-Unis, ces techniques ont déjà fait leur entrée dans les prétoires. En France, bien que leur utilisation reste limitée, plusieurs affaires récentes ont vu des avocats tenter d’introduire des examens neuro-imagerie comme éléments de preuve.
Cette évolution soulève d’importantes questions éthiques et épistémologiques. La corrélation entre une anomalie cérébrale visible et l’abolition du libre arbitre reste sujette à débat dans la communauté scientifique. Le Comité consultatif national d’éthique a d’ailleurs émis des réserves quant à l’utilisation judiciaire des neurosciences, soulignant le risque d’un déterminisme réducteur.
L’approche dimensionnelle des troubles mentaux, qui tend à remplacer l’approche catégorielle traditionnelle, constitue une autre évolution majeure. Le DSM-5 et la CIM-11 s’orientent vers une conception des troubles mentaux comme un continuum plutôt que des catégories distinctes. Cette vision pourrait à terme influencer l’appréciation juridique du discernement, en favorisant une évaluation plus nuancée que la simple alternative entre abolition et altération.
Tensions entre approches médicale et judiciaire
Les tensions entre approches médicale et judiciaire demeurent vives et se sont même accentuées ces dernières années. L’affaire Sarah Halimi a cristallisé ce débat en 2021, lorsque la Cour de cassation a confirmé l’irresponsabilité pénale de l’auteur des faits en raison d’une bouffée délirante liée à la consommation de cannabis. Cette décision, juridiquement fondée mais mal comprise par une partie de l’opinion publique, a conduit à l’adoption de la loi du 31 août 2021 visant à restreindre l’irresponsabilité pénale en cas de consommation volontaire de substances.
Cette évolution législative illustre une tendance de fond: la judiciarisation croissante des questions de santé mentale, parfois au détriment de l’approche médicale. Plusieurs psychiatres, dont le Pr Senon, ont exprimé leurs inquiétudes face à ce qu’ils perçoivent comme une régression dans la prise en compte des troubles mentaux par la justice pénale.
La question de la dangerosité et de sa prédiction occupe une place grandissante dans le débat. Les outils actuariels d’évaluation du risque, comme l’échelle HCR-20 (Historical Clinical Risk Management) ou la VRAG (Violence Risk Appraisal Guide), sont de plus en plus utilisés dans l’expertise psychiatrique. Cette approche, qui vise à objectiver le risque de récidive, soulève des questions quant à sa fiabilité et aux risques de stigmatisation des personnes souffrant de troubles mentaux.
- L’évaluation actuarielle: fondée sur des facteurs statistiques de risque
- L’évaluation clinique: basée sur l’expérience et le jugement du clinicien
- L’approche mixte: combinant données statistiques et appréciation clinique
La formation des experts constitue un enjeu majeur pour l’avenir de la preuve d’insanité. Face à la complexité croissante des connaissances psychiatriques et des procédures judiciaires, plusieurs voix s’élèvent pour réclamer une spécialisation plus poussée des psychiatres intervenant dans le champ médico-légal. Des propositions visent à créer un véritable statut d’expert psychiatre, avec une formation spécifique et une valorisation adaptée de cette mission exigeante.
Sur le plan international, on observe des approches contrastées de l’irresponsabilité pénale. Le modèle anglo-saxon du « not guilty by reason of insanity » diffère sensiblement du système français, notamment par l’implication du jury dans l’appréciation de l’état mental. Le système allemand, avec sa notion de « Schuldunfähigkeit » (incapacité de culpabilité), présente des similitudes avec notre approche tout en accordant une place plus importante à l’évaluation de la capacité de contrôle des actes.
L’harmonisation européenne progresse lentement dans ce domaine, sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme qui a posé dans plusieurs arrêts des principes directeurs concernant le traitement judiciaire et médical des personnes souffrant de troubles mentaux. L’arrêt Pleso c. Hongrie de 2012 a notamment rappelé que les restrictions à la liberté fondées sur des troubles mentaux doivent reposer sur une nécessité thérapeutique démontrée.
La preuve d’insanité mentale se trouve ainsi à la croisée de multiples évolutions scientifiques, juridiques et sociétales. Son avenir dépendra de notre capacité collective à concilier les avancées de la psychiatrie moderne avec les exigences légitimes de justice et de protection de la société, tout en préservant la dignité et les droits fondamentaux des personnes souffrant de troubles mentaux.
Le devenir judiciaire des personnes déclarées irresponsables
La déclaration d’irresponsabilité pénale ne constitue pas la fin du parcours judiciaire, mais plutôt le début d’un processus complexe visant à concilier traitement médical, protection de la société et respect des droits fondamentaux. Les réformes successives ont considérablement modifié le statut et le devenir des personnes déclarées irresponsables pour cause de trouble mental.
La procédure de déclaration d’irresponsabilité pénale a connu une transformation majeure avec la loi du 25 février 2008. Auparavant, les personnes reconnues irresponsables faisaient l’objet d’un non-lieu, d’une relaxe ou d’un acquittement, sans reconnaissance formelle des faits. Désormais, la chambre de l’instruction ou la juridiction de jugement peut rendre une décision de déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental qui:
- Reconnaît que la personne a matériellement commis les faits
- Déclare qu’elle est irresponsable pénalement en raison d’un trouble mental
- Peut prononcer des mesures de sûreté
Cette évolution procédurale répond à une attente forte des victimes, qui peuvent désormais voir les faits judiciairement établis, même en l’absence de condamnation pénale. L’audience spécifique prévue par la loi leur permet de s’exprimer et d’entendre les explications de l’auteur des faits et des experts, contribuant ainsi à un processus de reconnaissance et potentiellement de reconstruction.
Les mesures de sûreté pouvant être prononcées à l’encontre des personnes déclarées irresponsables sont diverses et adaptables à chaque situation. L’article 706-136 du Code de procédure pénale prévoit notamment:
L’hospitalisation d’office constitue souvent la première étape du parcours post-décisionnel. Régie par l’article L3213-7 du Code de la santé publique, elle intervient sur décision du préfet, après information par l’autorité judiciaire. Cette mesure administrative, distincte de la décision judiciaire d’irresponsabilité, vise à assurer les soins nécessaires tout en protégeant la société.
Le régime de l’hospitalisation d’office a été profondément remanié par la loi du 5 juillet 2011, modifiée par celle du 27 septembre 2013. Ces réformes ont renforcé le contrôle judiciaire sur les mesures d’hospitalisation contrainte, avec l’intervention systématique du juge des libertés et de la détention (JLD) pour les hospitalisations prolongées au-delà de 12 jours. Cette judiciarisation croissante témoigne d’un souci d’équilibre entre nécessité thérapeutique et protection des libertés individuelles.
Suivi et réinsertion
Le parcours de soins des personnes déclarées irresponsables s’inscrit dans une logique progressive. Après la phase d’hospitalisation complète, plusieurs modalités de prise en charge peuvent être mises en œuvre:
- Les programmes de soins ambulatoires, permettant un suivi médical sans hospitalisation complète
- Les structures intermédiaires comme les appartements thérapeutiques ou les centres d’accueil thérapeutique à temps partiel
- Le suivi en centre médico-psychologique (CMP) pour les patients stabilisés
La coordination entre services psychiatriques et autorités judiciaires représente un défi majeur. Dans plusieurs régions, des protocoles ont été établis entre Agences Régionales de Santé, tribunaux et préfectures pour améliorer le suivi des personnes déclarées irresponsables. Ces initiatives visent à prévenir les ruptures de soins et à assurer une veille sur l’évolution de l’état mental.
La question de la réinsertion sociale demeure particulièrement délicate. Les personnes déclarées irresponsables font souvent face à une double stigmatisation: celle liée à la maladie mentale et celle associée aux faits commis. Des dispositifs spécifiques comme les Services d’Accompagnement à la Vie Sociale (SAVS) ou les Services d’Accompagnement Médico-Social pour Adultes Handicapés (SAMSAH) peuvent faciliter leur réintégration progressive.
Les Unités pour Malades Difficiles (UMD) et les Unités Hospitalières Spécialement Aménagées (UHSA) constituent des structures spécialisées pour les cas les plus complexes. Les UMD accueillent des patients présentant un danger particulier pour autrui, tandis que les UHSA permettent l’hospitalisation de détenus souffrant de troubles psychiatriques, y compris ceux dont l’altération du discernement a été reconnue sans atteindre l’abolition.
La durée des mesures de sûreté et d’hospitalisation soulève d’importantes questions juridiques et éthiques. Contrairement aux peines, qui sont limitées dans le temps, ces mesures peuvent théoriquement se prolonger indéfiniment si l’état mental le justifie. Cette situation a conduit le Contrôleur général des lieux de privation de liberté à s’inquiéter de possibles « hospitalisations-sanctions » dont la durée excéderait celle d’une éventuelle peine.
Le droit comparé montre des approches diverses de cette question. Le système britannique des « hospital orders » prévoit des révisions régulières par un tribunal spécialisé (Mental Health Tribunal). Le modèle canadien des « commissions d’examen » offre un cadre structuré pour l’évaluation périodique et la progression des mesures. Ces dispositifs pourraient inspirer des évolutions du système français vers un meilleur équilibre entre soins, sécurité et réinsertion.
Les droits fondamentaux des personnes déclarées irresponsables font l’objet d’une attention croissante. La Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées, ratifiée par la France en 2010, promeut une approche fondée sur les droits plutôt que sur la protection. Cette évolution conceptuelle pourrait à terme influencer le traitement judiciaire et médical des personnes souffrant de troubles mentaux.
Le devenir des personnes déclarées irresponsables illustre ainsi les tensions inhérentes à notre système médico-judiciaire, entre impératif thérapeutique et exigence de sécurité, entre reconnaissance des droits individuels et protection de la société. L’évolution vers un modèle plus intégratif, favorisant la réhabilitation tout en assurant un suivi rigoureux, constitue l’un des défis majeurs pour notre système juridique et sanitaire.