L’abus de position dominante : analyse approfondie des pratiques sanctionnées en droit de la concurrence

La régulation de la concurrence constitue un pilier fondamental des économies de marché modernes. Parmi les comportements anticoncurrentiels surveillés par les autorités, l’abus de position dominante représente une infraction particulièrement scrutée. Cette pratique survient lorsqu’une entreprise, disposant d’une puissance économique significative sur un marché défini, utilise cette position pour entraver la concurrence effective. Le droit français, en harmonie avec le droit européen, sanctionne ces comportements à travers l’article L.420-2 du Code de commerce et l’article 102 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne. L’analyse de cette infraction nécessite une compréhension fine des marchés concernés, des critères de détermination de la dominance et des pratiques constitutives d’abus.

La caractérisation juridique de la position dominante

La notion de position dominante constitue le préalable indispensable à la qualification d’un abus. Selon la jurisprudence constante de la Cour de Justice de l’Union Européenne, notamment dans l’arrêt United Brands de 1978, la position dominante correspond à « une situation de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d’une concurrence effective sur le marché en cause en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et finalement des consommateurs ».

La détermination d’une position dominante repose sur une analyse multifactorielle. Le premier indicateur examiné par les autorités de concurrence est généralement la part de marché détenue par l’entreprise. Une jurisprudence abondante a permis d’établir certains seuils indicatifs : une part supérieure à 50% constitue une présomption de dominance, tandis qu’en dessous de 40%, la dominance reste possible mais doit être étayée par d’autres facteurs. Dans l’affaire AKZO (1991), la Cour de Justice a considéré qu’une part de marché de 50% constituait, sauf circonstances exceptionnelles, la preuve d’une position dominante.

Au-delà des parts de marché, l’analyse porte sur la structure concurrentielle du marché. La présence de concurrents effectifs, leur taille relative et leur capacité à contraindre le comportement de l’entreprise présumée dominante sont évaluées. Dans l’affaire Microsoft (2007), la Commission européenne a considéré que la société américaine détenait une position dominante sur le marché des systèmes d’exploitation pour PC clients, avec une part de marché supérieure à 90% et en l’absence de contraintes concurrentielles significatives.

Les barrières à l’entrée constituent un autre facteur déterminant. Ces obstacles peuvent être de nature légale (brevets, licences), économique (coûts fixes élevés, économies d’échelle) ou stratégique (contrôle de ressources essentielles). Dans l’affaire Google Shopping (2017), la Commission européenne a souligné l’importance des effets de réseau et des barrières à l’entrée dans sa qualification de la position dominante de Google sur le marché des moteurs de recherche généralistes.

Délimitation du marché pertinent

La délimitation précise du marché pertinent constitue une étape cruciale dans l’analyse de la position dominante. Cette opération comporte deux dimensions :

  • Le marché de produits : ensemble des biens ou services considérés comme interchangeables ou substituables par le consommateur
  • Le marché géographique : territoire sur lequel les conditions de concurrence sont suffisamment homogènes

Les autorités de concurrence utilisent généralement le test SSNIP (Small but Significant Non-transitory Increase in Price) pour délimiter le marché pertinent. Ce test consiste à déterminer si une augmentation légère mais significative et non transitoire des prix (généralement 5-10%) conduirait les consommateurs à se tourner vers des produits substituts. Si tel est le cas, ces produits doivent être inclus dans le même marché pertinent.

Les critères de qualification de l’abus

Une fois la position dominante établie, encore faut-il démontrer l’existence d’un abus. Le droit de la concurrence ne sanctionne pas la position dominante en elle-même, mais uniquement son exploitation abusive. L’abus se définit comme un comportement qui s’écarte de la concurrence par les mérites et qui affecte la structure du marché en entravant le maintien ou le développement de la concurrence existante.

La notion d’abus repose sur une responsabilité particulière incombant à l’entreprise dominante. Comme l’a souligné la Cour de Justice dans l’arrêt Michelin (1983) : « la constatation de l’existence d’une position dominante n’implique en soi aucun reproche à l’égard de l’entreprise concernée, mais signifie seulement qu’il incombe à celle-ci, indépendamment des causes d’une telle position, une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte par son comportement à une concurrence effective et non faussée dans le marché commun ».

L’abus peut être qualifié selon deux approches complémentaires. L’approche par les effets s’attache aux conséquences du comportement sur le marché, tandis que l’approche par l’objet considère certaines pratiques comme intrinsèquement abusives en raison de leur nature même. La jurisprudence récente, notamment l’arrêt Intel (2017), tend à privilégier une analyse fondée sur les effets, exigeant une démonstration du préjudice concurrentiel potentiel ou avéré.

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La qualification d’abus nécessite généralement l’absence de justification objective. Une entreprise dominante peut tenter de démontrer que son comportement, bien qu’ayant des effets restrictifs sur la concurrence, répond à une nécessité objective ou génère des gains d’efficience qui compensent ces effets négatifs. Cette possibilité de justification, reconnue notamment dans l’arrêt Post Danmark (2012), reste toutefois soumise à un examen rigoureux par les autorités de concurrence.

Le critère du concurrent aussi efficace

Pour apprécier le caractère abusif de certaines pratiques tarifaires, les autorités de concurrence ont développé le test du concurrent aussi efficace (as efficient competitor test). Ce test vise à déterminer si un concurrent hypothétique, aussi efficace que l’entreprise dominante, pourrait rivaliser de manière rentable face aux pratiques examinées. Si ce n’est pas le cas, ces pratiques sont susceptibles d’être qualifiées d’abusives.

Dans l’affaire Deutsche Post (2001), la Commission européenne a appliqué ce test pour analyser les remises de fidélité accordées par l’opérateur postal allemand. Elle a conclu que ces remises avaient pour effet d’évincer des concurrents potentiellement plus efficaces, constituant ainsi un abus de position dominante.

Typologie des pratiques abusives sanctionnées

Les pratiques abusives peuvent prendre des formes variées, généralement classées en deux grandes catégories : les abus d’exploitation et les abus d’éviction. Les premiers visent à tirer un avantage direct de la position dominante au détriment des clients ou fournisseurs, tandis que les seconds cherchent à affaiblir ou éliminer les concurrents actuels ou potentiels.

Parmi les abus d’exploitation, on trouve notamment l’imposition de prix excessifs. Dans l’affaire United Brands, la Cour de Justice a considéré que des prix « sans rapport raisonnable avec la valeur économique de la prestation fournie » pouvaient être qualifiés d’abusifs. Cette qualification reste toutefois rare en pratique, les autorités de concurrence étant réticentes à se substituer au marché dans la détermination des prix.

Les abus d’éviction constituent la catégorie la plus fréquemment sanctionnée. Ils comprennent notamment :

  • Les prix prédateurs : pratique consistant à fixer temporairement des prix inférieurs aux coûts pour éliminer des concurrents
  • Les remises de fidélité : systèmes de remises conditionnées à un approvisionnement exclusif ou quasi-exclusif
  • Les ventes liées ou groupées : conditionnement de la vente d’un produit à l’achat d’un autre produit distinct
  • Les refus d’accès à des infrastructures essentielles : pratique empêchant l’accès à des ressources indispensables pour exercer une activité concurrentielle

Dans l’affaire Google Android (2018), la Commission européenne a infligé une amende record de 4,34 milliards d’euros pour des pratiques de ventes liées, Google ayant conditionné l’octroi de licences pour sa boutique d’applications Play Store à la pré-installation de son moteur de recherche et de son navigateur Chrome sur les appareils Android.

Les pratiques tarifaires abusives

Les pratiques tarifaires abusives font l’objet d’une attention particulière des autorités de concurrence. Les prix prédateurs sont généralement analysés selon la méthode établie dans l’arrêt AKZO : des prix inférieurs aux coûts variables moyens sont présumés abusifs, tandis que des prix situés entre les coûts variables moyens et les coûts totaux moyens sont considérés comme abusifs s’ils s’inscrivent dans une stratégie d’éviction.

Les systèmes de remises peuvent constituer des abus lorsqu’ils tendent à fidéliser la clientèle et à entraver l’accès des concurrents au marché. Dans l’affaire Intel, la Commission européenne a sanctionné un système de remises conditionnées à l’achat exclusif ou quasi-exclusif de processeurs Intel par les fabricants d’ordinateurs, pratique jugée susceptible d’évincer son concurrent AMD.

Les secteurs particulièrement exposés aux risques d’abus

Certains secteurs économiques présentent des caractéristiques structurelles qui favorisent l’émergence de positions dominantes et, potentiellement, d’abus. Les industries de réseau, telles que les télécommunications, l’énergie ou les transports ferroviaires, sont particulièrement concernées en raison de l’existence d’infrastructures essentielles difficilement duplicables.

Dans le secteur des télécommunications, les opérateurs historiques ont souvent fait l’objet de procédures pour abus de position dominante. En France, l’Autorité de la concurrence a sanctionné à plusieurs reprises Orange (anciennement France Télécom) pour des pratiques d’éviction sur le marché de l’accès à internet. Dans une décision de 2015, l’Autorité a infligé une amende de 350 millions d’euros à Orange pour avoir mis en œuvre diverses pratiques discriminatoires visant à entraver le développement de ses concurrents sur les marchés professionnels.

Le secteur numérique constitue aujourd’hui un terrain privilégié pour l’application du droit des abus de position dominante. Les caractéristiques spécifiques de l’économie numérique – effets de réseau, marchés bifaces, importance des données – favorisent l’émergence de positions dominantes durables. Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) font l’objet d’une surveillance accrue des autorités de concurrence mondiales.

En 2019, la Commission européenne a sanctionné Google pour abus de position dominante sur le marché de l’intermédiation publicitaire en ligne, lui infligeant une amende de 1,49 milliard d’euros. Google avait imposé des clauses restrictives dans ses contrats avec des sites web tiers, empêchant ces derniers d’afficher des publicités contextuelles de concurrents.

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Le cas particulier des infrastructures essentielles

La théorie des infrastructures essentielles constitue un développement majeur dans l’application du droit des abus de position dominante. Elle s’applique lorsqu’une entreprise contrôle une infrastructure indispensable pour accéder à un marché et refuse d’y donner accès à ses concurrents sans justification objective.

Dans l’affaire Bronner (1998), la Cour de Justice a établi les conditions cumulatives permettant de qualifier un refus d’accès à une infrastructure d’abusif :

  • Le refus doit éliminer toute concurrence effective sur le marché aval
  • L’accès doit être indispensable à l’exercice de l’activité du demandeur
  • Le refus n’est pas objectivement justifié

Cette doctrine a été appliquée dans de nombreux secteurs, notamment celui des transports. Dans l’affaire GVG/FS (2004), la Commission européenne a considéré que les Ferrovie dello Stato (FS), opérateur ferroviaire historique italien, avaient abusé de leur position dominante en refusant de fournir à un concurrent allemand l’accès au réseau ferroviaire italien ainsi que la traction nécessaire pour opérer une liaison internationale.

L’évolution de la répression des abus dans l’ère numérique

L’économie numérique pose des défis inédits aux autorités de concurrence dans leur appréhension des abus de position dominante. La nature dynamique des marchés numériques, l’importance des données comme ressource stratégique et l’émergence de nouvelles formes d’abus nécessitent une adaptation constante des outils d’analyse concurrentielle.

La question de la définition des marchés pertinents dans l’économie numérique s’avère particulièrement complexe. Les plateformes numériques opèrent souvent sur des marchés multifaces, caractérisés par des effets de réseau croisés entre différentes catégories d’utilisateurs. Dans l’affaire Google Shopping, la délimitation du marché des services de comparaison de prix a fait l’objet de débats intenses, illustrant la difficulté à appliquer les outils traditionnels de définition des marchés à l’économie numérique.

De nouvelles formes d’abus émergent dans ce contexte. L’exploitation des données personnelles peut, dans certaines circonstances, constituer un abus de position dominante. En 2019, l’Office fédéral allemand de la concurrence (Bundeskartellamt) a considéré que les pratiques de collecte et d’utilisation des données par Facebook constituaient un abus de position dominante, en imposant aux utilisateurs un choix binaire d’acceptation ou de rejet des conditions d’utilisation dans leur intégralité.

L’auto-préférence constitue une autre forme d’abus spécifique aux plateformes numériques verticalement intégrées. Cette pratique consiste, pour une plateforme dominante, à favoriser ses propres services au détriment de ceux de concurrents. Dans l’affaire Google Shopping, la Commission européenne a sanctionné Google pour avoir systématiquement mis en avant son propre service de comparaison de prix dans les résultats de recherche, tout en rétrogradant les services concurrents.

Face à ces défis, les autorités de concurrence ont engagé une réflexion sur l’adaptation de leurs outils. En Europe, l’adoption du Digital Markets Act (DMA) en 2022 marque une évolution significative dans l’approche réglementaire. Ce règlement impose des obligations ex ante aux plateformes numériques désignées comme « contrôleurs d’accès » (gatekeepers), sans nécessité de démontrer préalablement une position dominante ou un abus.

L’approche par les effets et le standard de preuve

L’évolution de la jurisprudence en matière d’abus de position dominante témoigne d’un renforcement progressif du standard de preuve exigé des autorités de concurrence. L’arrêt Intel de 2017 marque un tournant en imposant une analyse approfondie des effets anticoncurrentiels potentiels, même pour des pratiques traditionnellement considérées comme abusives par objet.

Cette approche fondée sur les effets nécessite une analyse économique sophistiquée, intégrant notamment :

  • L’évaluation de la capacité d’éviction de la pratique examinée
  • L’examen des parts de marché couvertes par la pratique
  • L’analyse contrefactuelle (situation du marché en l’absence de la pratique)

Cette évolution jurisprudentielle répond aux critiques formulées à l’encontre d’une approche trop formaliste du droit des abus de position dominante, mais elle complexifie significativement la tâche des autorités de concurrence dans l’établissement de la preuve.

Stratégies de défense et conformité pour les entreprises

Face aux risques juridiques et financiers associés aux abus de position dominante, les entreprises susceptibles de détenir une position dominante doivent mettre en place des stratégies de conformité adaptées. Ces stratégies reposent sur trois piliers complémentaires : l’identification des risques, la mise en œuvre de programmes de conformité et le développement d’arguments de défense en cas de procédure.

L’identification des risques constitue la première étape d’une démarche de conformité efficace. Elle nécessite une évaluation régulière de la position de l’entreprise sur ses différents marchés et une analyse des pratiques commerciales susceptibles de soulever des préoccupations concurrentielles. Cette évaluation doit intégrer les spécificités sectorielles et l’évolution de la pratique décisionnelle des autorités de concurrence.

La mise en place d’un programme de conformité robuste représente un investissement significatif mais nécessaire pour les entreprises en position dominante. Ce programme peut inclure :

  • La formation des équipes commerciales aux règles de concurrence
  • L’établissement de procédures internes de validation des pratiques commerciales
  • La réalisation d’audits concurrentiels réguliers
  • La nomination d’un responsable conformité concurrence
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En cas de procédure, plusieurs arguments de défense peuvent être mobilisés. L’entreprise peut contester la délimitation du marché pertinent proposée par l’autorité de concurrence ou la qualification de position dominante. Elle peut également invoquer des justifications objectives à ses pratiques, démontrant qu’elles répondent à une nécessité légitime ou génèrent des gains d’efficience bénéficiant aux consommateurs.

La procédure d’engagements, prévue par l’article L.464-2 du Code de commerce et l’article 9 du Règlement 1/2003, offre une voie alternative pour résoudre les préoccupations de concurrence sans reconnaissance de culpabilité. Cette procédure permet à l’entreprise de proposer des mesures correctives répondant aux préoccupations de l’autorité, en échange de la clôture de la procédure sans constat d’infraction ni sanction.

L’enjeu des sanctions et de la réparation

Les sanctions encourues en cas d’abus de position dominante avéré sont particulièrement dissuasives. En droit européen comme en droit français, les amendes peuvent atteindre 10% du chiffre d’affaires mondial du groupe auquel appartient l’entreprise contrevenante. Les facteurs pris en compte dans la détermination du montant incluent la gravité de l’infraction, sa durée et d’éventuelles circonstances aggravantes ou atténuantes.

Au-delà des sanctions administratives, les victimes d’abus de position dominante peuvent engager des actions en réparation devant les juridictions civiles. La directive 2014/104/UE, transposée en France par l’ordonnance du 9 mars 2017, a renforcé l’effectivité de ces actions en facilitant l’accès aux preuves et en établissant une présomption réfragable de préjudice en cas d’infraction constatée.

Les entreprises dominantes doivent intégrer ces risques dans leur analyse coût-bénéfice des pratiques commerciales envisagées, en tenant compte non seulement des amendes potentielles mais également du coût réputationnel et des dommages-intérêts susceptibles d’être accordés aux victimes.

Perspectives d’évolution du cadre juridique face aux défis contemporains

Le droit des abus de position dominante connaît actuellement une phase de transformation profonde, sous l’influence conjuguée des défis posés par l’économie numérique et d’une réflexion plus large sur les objectifs du droit de la concurrence.

L’adoption du Digital Markets Act en Europe marque l’émergence d’une approche réglementaire ex ante, complémentaire de l’approche traditionnelle ex post du droit de la concurrence. Cette évolution répond au constat que, dans l’économie numérique, certaines positions de marché sont devenues si puissantes que l’intervention ex post peut s’avérer tardive et inefficace. Le DMA impose des obligations spécifiques aux plateformes désignées comme « contrôleurs d’accès », sans nécessité de démontrer un abus préalable.

Au-delà de l’économie numérique, une réflexion s’engage sur l’intégration d’objectifs plus larges dans l’analyse des abus de position dominante. La protection des données personnelles, les considérations environnementales ou sociales pourraient à l’avenir jouer un rôle accru dans l’appréciation des pratiques abusives. Cette évolution s’inscrit dans un mouvement plus général de questionnement sur les finalités du droit de la concurrence, au-delà de la seule efficience économique.

Sur le plan procédural, les autorités de concurrence développent de nouveaux outils pour renforcer l’efficacité de leur action. L’utilisation croissante des mesures conservatoires, permettant une intervention rapide face à un risque d’atteinte grave et immédiate à la concurrence, témoigne de cette évolution. En France, l’Autorité de la concurrence a ainsi prononcé en 2019 des mesures conservatoires à l’encontre de Google dans le secteur de la publicité en ligne, obligeant l’entreprise à clarifier les règles de son service Google Ads et à mettre en place une procédure de traitement des suspensions de comptes.

La coopération internationale constitue un autre enjeu majeur face à des pratiques abusives souvent déployées à l’échelle mondiale. Le Réseau International de Concurrence (ICN) et l’OCDE jouent un rôle croissant dans l’harmonisation des approches et le partage d’expériences entre autorités nationales. Cette coopération s’avère particulièrement nécessaire face aux géants numériques dont l’influence s’étend bien au-delà des frontières nationales.

Vers une approche plus dynamique des marchés

L’analyse traditionnelle des abus de position dominante, fondée sur une vision relativement statique des marchés, fait l’objet de critiques croissantes. Plusieurs voix plaident pour une approche plus dynamique, prenant davantage en compte l’innovation et la concurrence potentielle.

Cette approche renouvelée pourrait notamment conduire à accorder une attention particulière aux stratégies visant à éliminer des concurrents potentiels ou des innovateurs disruptifs. Les acquisitions de start-ups innovantes par des acteurs dominants (« killer acquisitions ») font ainsi l’objet d’un examen croissant, comme l’illustre l’enquête ouverte par la Commission européenne sur le rachat de Fitbit par Google.

La prise en compte de la valeur des données dans l’analyse concurrentielle constitue un autre aspect de cette évolution. Les données ne représentent pas seulement un actif économique mais peuvent, dans certains contextes, constituer une infrastructure essentielle dont l’accès conditionne la capacité à concurrencer efficacement l’entreprise dominante.

Cette évolution vers une approche plus dynamique des marchés s’accompagne d’un débat sur le standard de preuve applicable. Certains plaident pour un assouplissement du standard actuel, considéré comme trop exigeant face à des pratiques dont les effets anticoncurrentiels peuvent être diffus ou se manifester à long terme. D’autres mettent en garde contre les risques d’une intervention excessive qui pourrait décourager l’innovation et les investissements légitimes.

En définitive, le droit des abus de position dominante se trouve à la croisée des chemins, confronté à la nécessité de s’adapter aux réalités économiques contemporaines tout en préservant la sécurité juridique nécessaire aux acteurs économiques. L’enjeu consiste à maintenir un équilibre délicat entre la sanction des comportements véritablement préjudiciables à la concurrence et la préservation d’une marge de manœuvre suffisante pour les entreprises, y compris dominantes, dans le déploiement de stratégies commerciales légitimes et innovantes.