
La nullité pour incapacité juridique constitue un mécanisme protecteur fondamental en droit civil français. Face à la vulnérabilité de certaines personnes, le législateur a instauré ce dispositif permettant d’anéantir rétroactivement un acte juridique conclu par une personne privée de discernement ou ne disposant pas de la capacité juridique requise. Cette sanction, ancrée dans notre tradition juridique, vise à protéger les intérêts patrimoniaux et extrapatrimoniaux des personnes vulnérables tout en préservant la sécurité juridique. Nous analyserons les fondements de ce mécanisme, ses conditions d’application, sa mise en œuvre pratique ainsi que les défis contemporains qu’il soulève dans un contexte d’évolution des régimes de protection.
Fondements et principes de l’incapacité juridique en droit français
L’incapacité juridique repose sur un socle théorique et pratique qui s’est construit progressivement dans notre système juridique. La capacité juridique constitue le principe, tandis que l’incapacité demeure l’exception. Selon l’article 1145 du Code civil, « Toute personne physique peut contracter sauf en cas d’incapacité prévue par la loi ». Cette disposition fondamentale marque la frontière entre la liberté contractuelle reconnue à tout individu et les restrictions nécessaires pour protéger les personnes vulnérables.
Historiquement, les incapacités juridiques trouvent leurs racines dans le droit romain, qui distinguait déjà les personnes capables des incapables. L’évolution de notre droit a permis de raffiner cette approche, passant d’une conception punitive à une vision protectrice. La loi du 3 janvier 1968 a constitué une première révolution en la matière, suivie par la loi du 5 mars 2007 qui a modernisé les régimes de protection juridique.
Il convient de distinguer deux catégories fondamentales d’incapacités :
- Les incapacités de jouissance : elles privent la personne du droit lui-même
- Les incapacités d’exercice : elles empêchent seulement l’exercice personnel du droit
La première catégorie reste exceptionnelle dans notre ordre juridique contemporain, car elle touche directement à la personnalité juridique. La seconde, plus fréquente, justifie les mécanismes de représentation et d’assistance mis en place pour pallier cette incapacité d’exercice.
Le fondement moral et philosophique de l’incapacité juridique repose sur la notion de protection. Comme l’a souligné la Cour de cassation dans un arrêt du 13 mai 2003, « les régimes d’incapacité ont pour unique finalité la protection de la personne vulnérable ». Cette approche téléologique guide l’ensemble du dispositif légal et jurisprudentiel en la matière.
La nullité qui sanctionne les actes conclus par un incapable s’inscrit dans une logique de nullité relative. Contrairement à la nullité absolue qui protège l’intérêt général, la nullité relative vise à protéger l’intérêt particulier de l’incapable. Cette distinction fondamentale, consacrée par l’article 1179 du Code civil, a des conséquences majeures sur le régime juridique applicable à la nullité pour incapacité.
Le discernement joue un rôle central dans la théorie des incapacités. La jurisprudence a progressivement reconnu que l’altération des facultés mentales, même en l’absence de régime de protection formellement établi, pouvait constituer une cause de nullité des actes juridiques. Cette approche, confirmée par l’arrêt de la Cour de cassation du 24 juin 1987, démontre la flexibilité du système juridique français pour assurer une protection effective des personnes vulnérables.
Les différents régimes de protection et leurs incidences sur la nullité
Le droit français a élaboré plusieurs régimes de protection adaptés aux différents degrés d’incapacité. Chacun d’entre eux emporte des conséquences spécifiques quant à la validité des actes juridiques conclus par la personne protégée.
La sauvegarde de justice
La sauvegarde de justice constitue le régime de protection le plus léger. Prévue par les articles 433 à 439 du Code civil, elle permet de protéger temporairement une personne dont les facultés sont altérées. La personne placée sous ce régime conserve l’exercice de ses droits, mais les actes qu’elle passe sont susceptibles d’être rescindés pour lésion ou réduits pour excès.
L’article 435 du Code civil dispose que « La personne placée sous sauvegarde de justice conserve l’exercice de ses droits ». Toutefois, cette capacité de principe n’exclut pas la possibilité de contester les actes juridiques conclus pendant la mesure. Deux fondements peuvent être invoqués :
- L’action en rescision pour lésion (article 435 alinéa 2)
- L’action en réduction pour excès (article 435 alinéa 2)
Ces actions confèrent au juge un pouvoir d’appréciation considérable. Dans un arrêt du 12 octobre 2011, la Cour de cassation a précisé que « l’appréciation de l’excès ou de la lésion s’effectue au moment de la conclusion de l’acte et non au regard de ses conséquences ultérieures ». Cette position jurisprudentielle souligne l’importance du contexte temporel dans l’appréciation de la validité de l’acte.
La curatelle
La curatelle, régie par les articles 440 à 447 du Code civil, représente un régime d’assistance. La personne sous curatelle peut accomplir seule les actes d’administration mais nécessite l’assistance de son curateur pour les actes de disposition. L’absence d’assistance entraîne la nullité de l’acte.
L’article 465 du Code civil prévoit que les actes accomplis par la personne protégée peuvent être annulés lorsque l’assistance du curateur était requise. Cette nullité relève du régime de la nullité relative, conformément à l’article 1179 du Code civil. Le délai de prescription de l’action en nullité est fixé à cinq ans à compter du jour où le majeur en curatelle a eu connaissance de l’acte après la fin de la mesure, ou à compter du jour où ses héritiers ont eu connaissance de l’acte après son décès.
Dans un arrêt du 6 janvier 2010, la première chambre civile de la Cour de cassation a rappelé que « l’action en nullité d’un acte passé par un majeur en curatelle sans l’assistance de son curateur est ouverte au majeur lui-même ainsi qu’à son curateur ». Cette solution confirme la finalité protectrice de la nullité pour incapacité.
La tutelle
La tutelle constitue le régime de protection le plus complet. Organisée par les articles 473 à 476 du Code civil, elle implique une représentation du majeur protégé par le tuteur. Les actes passés par le majeur sous tutelle sont, en principe, nuls de plein droit, sans qu’il soit nécessaire d’établir un préjudice.
L’article 473 du Code civil précise que « Sous réserve des cas où la loi ou l’usage autorise la personne en tutelle à agir elle-même, le tuteur la représente dans tous les actes de la vie civile ». La représentation constitue donc le principe fondamental de ce régime.
La nullité des actes conclus par le majeur sous tutelle obéit à un régime particulier. L’article 465, 3° du Code civil prévoit que « les actes accomplis par la personne protégée sont nuls de plein droit sans qu’il soit nécessaire de justifier d’un préjudice ». Cette nullité de plein droit témoigne de la gravité de l’atteinte portée aux intérêts de la personne protégée.
Toutefois, le législateur a prévu des tempéraments à cette rigueur. Ainsi, certains actes usuels ou strictement personnels peuvent être valablement accomplis par le majeur sous tutelle. La jurisprudence a précisé ces exceptions, notamment dans un arrêt du 2 décembre 2015 où la Cour de cassation a reconnu la validité d’un testament rédigé par un majeur sous tutelle, dès lors que ce dernier était en mesure d’exprimer une volonté lucide au moment de sa rédaction.
Conditions et mise en œuvre de l’action en nullité pour incapacité
L’action en nullité pour incapacité obéit à des règles procédurales spécifiques qui reflètent sa nature protectrice. Plusieurs conditions doivent être réunies pour que cette action puisse prospérer.
Les titulaires de l’action
En tant que nullité relative, l’action en nullité pour incapacité ne peut être exercée que par certaines personnes déterminées. L’article 1181 du Code civil dispose que « La nullité relative ne peut être demandée que par la partie que la loi entend protéger ». Dans le cas de l’incapacité, les titulaires de l’action sont :
- L’incapable lui-même, une fois sa capacité recouvrée
- Son représentant légal pendant la durée de la mesure de protection
- Ses héritiers après son décès
Cette limitation des titulaires de l’action confirme la nature relative de la nullité pour incapacité. Le cocontractant de l’incapable ne peut donc pas invoquer l’incapacité pour se délier de ses engagements. Cette règle a été clairement affirmée par la Cour de cassation dans un arrêt du 9 novembre 1999 : « la nullité relative ne peut être invoquée que par la partie que la loi entend protéger et non par son cocontractant ».
Le délai de prescription
L’action en nullité pour incapacité est soumise à un délai de prescription spécifique. Selon l’article 1144 du Code civil, « Le délai de l’action en nullité ne court, en cas d’incapacité, que du jour où elle a cessé ». Ce point de départ différé vise à protéger efficacement l’incapable en lui permettant d’agir une fois qu’il a recouvré sa pleine capacité juridique.
La durée du délai de prescription est fixée à cinq ans par l’article 2224 du Code civil. Cette durée relativement courte traduit un compromis entre la protection de l’incapable et les impératifs de sécurité juridique.
La jurisprudence a précisé les modalités d’application de ce délai. Dans un arrêt du 4 mai 2017, la première chambre civile de la Cour de cassation a indiqué que « le délai de prescription de l’action en nullité d’un acte passé par un majeur protégé ne court qu’à compter de la mainlevée de la mesure de protection ». Cette solution confirme la volonté du législateur de protéger efficacement les personnes vulnérables.
Les effets de la nullité
La nullité pour incapacité produit des effets rétroactifs. Selon l’article 1178 du Code civil, « L’acte nul est censé n’avoir jamais existé ». Cette rétroactivité implique la restitution des prestations échangées en exécution de l’acte annulé.
Toutefois, l’article 1352-4 du Code civil prévoit un tempérament à cette règle en disposant que « L’incapable peut être tenu à restitution seulement dans la limite du profit qu’il a retiré de l’acte annulé ». Cette disposition protectrice, connue sous le nom de « théorie de l’enrichissement sans cause », vise à éviter que l’incapable ne s’appauvrisse du fait de l’annulation.
La jurisprudence a précisé la notion de profit en indiquant qu’il s’agit de « l’enrichissement effectif et subsistant au jour de la demande en restitution ». Dans un arrêt du 3 mai 2006, la Cour de cassation a ainsi jugé que « l’incapable n’est tenu à restitution que dans la mesure où il a tiré profit de l’acte annulé et où ce profit subsiste au jour de la demande ».
La nullité pour incapacité peut faire l’objet d’une confirmation. Selon l’article 1182 du Code civil, « La confirmation est l’acte par lequel celui qui pourrait se prévaloir de la nullité y renonce ». Cette confirmation n’est possible qu’une fois que l’incapacité a cessé. Elle peut être expresse ou tacite, mais doit toujours manifester sans équivoque la volonté de renoncer à l’action en nullité.
La mise en œuvre de l’action en nullité pour incapacité suppose une procédure judiciaire. La compétence territoriale appartient au tribunal du domicile de la personne protégée, conformément à l’article 1211 du Code de procédure civile. Quant à la compétence matérielle, elle relève généralement du tribunal judiciaire.
Exceptions et tempéraments au principe de nullité
Si la nullité constitue la sanction de principe des actes conclus par un incapable, le droit français a développé plusieurs mécanismes permettant d’atténuer la rigueur de cette sanction dans certaines situations particulières.
La théorie des actes de la vie courante
Le Code civil reconnaît que certains actes usuels peuvent être valablement accomplis par un incapable. L’article 1148 dispose que « Toute personne incapable de contracter peut néanmoins accomplir seule les actes courants autorisés par la loi ou l’usage, pourvu qu’ils soient conclus à des conditions normales ».
Cette exception, connue sous le nom de « théorie des actes de la vie courante », vise à concilier la protection de l’incapable avec les nécessités pratiques de la vie quotidienne. La jurisprudence a progressivement délimité le contour de cette notion. Sont généralement considérés comme des actes de la vie courante :
- Les achats de biens de consommation courante
- Les contrats de service à faible enjeu financier
- Certains actes médicaux courants
Dans un arrêt du 9 mai 2012, la première chambre civile de la Cour de cassation a précisé que « l’appréciation du caractère usuel de l’acte doit se faire in concreto, en tenant compte de l’utilité de l’acte pour l’incapable, de son montant et de ses conséquences patrimoniales ». Cette approche pragmatique permet d’adapter la protection aux circonstances particulières de chaque espèce.
Les actes strictement personnels
Certains actes, en raison de leur nature éminemment personnelle, échappent au régime général de l’incapacité. L’article 458 du Code civil énumère une liste non exhaustive de ces actes strictement personnels :
- La déclaration de naissance d’un enfant
- Sa reconnaissance
- Les actes de l’autorité parentale relatifs à la personne de l’enfant
- La déclaration du choix ou du changement du nom d’un enfant
- Le consentement à sa propre adoption ou à celle de son enfant
Ces actes ne peuvent faire l’objet ni d’assistance ni de représentation. La jurisprudence a consacré le caractère strictement personnel du mariage dans un arrêt du 2 décembre 2015, en précisant que « le majeur sous tutelle peut se marier sans l’autorisation du juge des tutelles dès lors qu’il est en mesure d’exprimer un consentement éclairé ».
Pour les actes strictement personnels, le discernement devient le critère déterminant de la validité de l’acte, indépendamment du régime de protection. Cette approche subjective permet de préserver l’autonomie de la personne protégée dans les domaines les plus intimes de son existence.
La théorie de l’apparence
La théorie de l’apparence peut, dans certains cas, faire échec à l’action en nullité pour incapacité. Selon cette théorie, lorsqu’un tiers contracte avec un incapable en ignorant légitimement son incapacité, l’acte peut être maintenu au nom de la sécurité juridique.
L’article 414-1 du Code civil dispose que « Pour faire un acte valable, il faut être sain d’esprit. C’est à ceux qui agissent en nullité pour cette cause de prouver l’existence d’un trouble mental au moment de l’acte ». Cette disposition implique que l’incapacité naturelle n’est pas présumée et doit être prouvée par celui qui l’invoque.
La jurisprudence a précisé les conditions d’application de la théorie de l’apparence en matière d’incapacité. Dans un arrêt du 14 juin 2005, la Cour de cassation a jugé que « la théorie de l’apparence ne peut jouer que si le tiers a légitimement pu croire à la capacité de son cocontractant, ce qui suppose une erreur commune ».
Cette théorie connaît toutefois des limites. La publicité des mesures de protection constitue un obstacle majeur à son application. En effet, depuis le décret du 23 décembre 2009, les jugements portant ouverture, modification ou mainlevée d’une mesure de protection font l’objet d’une mention au répertoire civil, ce qui rend l’erreur du tiers beaucoup moins excusable.
En définitive, les exceptions au principe de nullité témoignent de la recherche d’un équilibre entre la protection effective des incapables et les impératifs de sécurité juridique. Elles reflètent la volonté du législateur et des juges d’adapter le régime des incapacités aux réalités sociales contemporaines.
Évolutions contemporaines et défis futurs de la nullité pour incapacité
Le droit des incapacités connaît des mutations profondes qui affectent directement le régime de la nullité pour incapacité. Ces évolutions s’inscrivent dans un contexte plus large de transformation de notre rapport à la vulnérabilité et à l’autonomie des personnes.
L’influence des droits fondamentaux
Les droits fondamentaux, consacrés tant au niveau national qu’international, exercent une influence croissante sur le droit des incapacités. La Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées, ratifiée par la France en 2010, affirme dans son article 12 que « les personnes handicapées jouissent de la capacité juridique dans tous les domaines, sur la base de l’égalité avec les autres ».
Cette approche fondée sur les droits humains a conduit à une remise en question des systèmes traditionnels de protection. La Cour européenne des droits de l’homme a développé une jurisprudence exigeante en la matière. Dans l’arrêt Chtoukatourov c. Russie du 27 mars 2008, elle a considéré qu’une privation totale de capacité juridique constituait une ingérence disproportionnée dans le droit au respect de la vie privée.
Le droit français a progressivement intégré ces exigences. La loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs a consacré les principes de nécessité, de subsidiarité et de proportionnalité des mesures de protection. Plus récemment, l’ordonnance du 11 mars 2020 a renforcé les droits des personnes faisant l’objet d’une mesure de protection juridique.
Ces évolutions conduisent à une application plus nuancée de la nullité pour incapacité. Les juges tendent désormais à privilégier une approche concrète, évaluant l’aptitude réelle de la personne protégée à consentir à l’acte litigieux, plutôt qu’une application mécanique des règles d’incapacité.
Vers une contractualisation de la protection
Le développement de mécanismes conventionnels de protection constitue l’une des évolutions majeures du droit contemporain des incapacités. Le mandat de protection future, introduit par la loi du 5 mars 2007, permet à toute personne d’organiser à l’avance sa protection pour le jour où elle ne pourra plus pourvoir seule à ses intérêts.
Ce dispositif conventionnel soulève des questions inédites quant au régime de nullité applicable. L’article 488 du Code civil prévoit que « les actes passés et les engagements contractés par le mandant font l’objet des actions en nullité dans les conditions prévues aux articles 465 et 466 ». Cette disposition opère un renvoi aux règles applicables à la tutelle et à la curatelle.
Toutefois, la jurisprudence n’a pas encore eu l’occasion de préciser tous les contours du régime de nullité applicable dans le cadre du mandat de protection future. Des interrogations subsistent, notamment quant à l’étendue des pouvoirs du mandataire pour exercer l’action en nullité au nom du mandant.
Plus largement, cette contractualisation de la protection traduit une évolution profonde de notre conception de l’incapacité. D’une approche statutaire, fondée sur des catégories rigides, nous passons progressivement à une approche fonctionnelle, plus respectueuse de l’autonomie de la personne vulnérable.
Les défis du numérique
L’essor des technologies numériques soulève des défis inédits en matière de protection des incapables. La conclusion d’actes juridiques en ligne, souvent instantanée et dématérialisée, complique la mise en œuvre des mécanismes traditionnels de protection.
Comment s’assurer que la personne qui contracte en ligne dispose de la capacité juridique requise ? Comment organiser l’assistance ou la représentation de l’incapable dans l’environnement numérique ? Ces questions pratiques appellent des réponses innovantes.
Certains prestataires de services numériques ont développé des procédures spécifiques pour vérifier la capacité de leurs utilisateurs. Toutefois, ces initiatives restent insuffisantes et hétérogènes. Une intervention du législateur semble nécessaire pour adapter le droit des incapacités aux réalités du commerce électronique.
La Commission européenne a présenté en avril 2021 une proposition de règlement sur l’intelligence artificielle qui pourrait avoir des incidences sur la protection des personnes vulnérables dans l’environnement numérique. Ce texte qualifie de « à haut risque » les systèmes d’IA utilisés pour évaluer la solvabilité des personnes physiques ou établir leur score de crédit, ce qui pourrait indirectement contribuer à la protection des majeurs vulnérables.
Vers une harmonisation européenne ?
La mobilité croissante des personnes au sein de l’Union européenne pose la question de l’harmonisation des régimes de protection des majeurs vulnérables. Actuellement, la Convention de La Haye du 13 janvier 2000 sur la protection internationale des adultes fournit un cadre de coopération internationale, mais n’harmonise pas les droits substantiels.
Cette situation peut engendrer des difficultés pratiques considérables. Un acte conclu par un majeur protégé dans un État membre pourrait être valable selon la loi de cet État, mais nul selon la loi de son État d’origine. La reconnaissance et l’exécution des mesures de protection d’un État à l’autre restent problématiques malgré les efforts de coordination.
Le Parlement européen a adopté le 1er juin 2017 une résolution contenant des recommandations à la Commission sur la protection des adultes vulnérables. Ce texte invite la Commission à présenter une proposition de règlement visant à améliorer la coopération entre les États membres et la reconnaissance automatique des mesures de protection.
Une telle harmonisation aurait nécessairement des répercussions sur le régime de la nullité pour incapacité. Elle pourrait conduire à un rapprochement des conditions et des effets de cette nullité dans les différents droits nationaux, renforçant ainsi la sécurité juridique des personnes protégées qui exercent leur liberté de circulation au sein de l’Union.
Perspectives pratiques pour les professionnels du droit
Face aux évolutions du droit des incapacités, les professionnels du droit doivent adapter leur pratique pour assurer une protection efficace des personnes vulnérables tout en préservant, autant que possible, leur autonomie. Cette adaptation concerne tant les avocats que les notaires, les magistrats ou les mandataires judiciaires à la protection des majeurs.
La prévention des nullités
La meilleure stratégie consiste souvent à prévenir les nullités plutôt qu’à les réparer. Cette prévention passe par plusieurs actions complémentaires :
- La vérification systématique de la capacité des parties avant la conclusion d’un acte juridique
- La consultation du répertoire civil pour s’assurer de l’absence de mesure de protection
- L’évaluation concrète de l’aptitude de la personne à comprendre la portée de son engagement
Pour les notaires, cette vigilance revêt une importance particulière. L’article 1er de l’ordonnance du 2 novembre 1945 leur impose de s’assurer de la validité et de l’efficacité des actes qu’ils reçoivent. Cette obligation implique de vérifier la capacité des parties. Dans un arrêt du 14 janvier 2003, la Cour de cassation a rappelé que « le notaire est tenu de vérifier l’identité, l’état et la capacité des parties ».
Les avocats doivent également intégrer cette dimension dans leur conseil. Lorsqu’ils assistent une personne dont les facultés semblent altérées, ils peuvent suggérer une expertise médicale préalable à la conclusion de l’acte, afin de se ménager une preuve de la capacité de leur client.
L’anticipation de la vulnérabilité
Les outils d’anticipation de la vulnérabilité connaissent un développement significatif. Le mandat de protection future a déjà été évoqué, mais d’autres dispositifs méritent l’attention des praticiens :
Les directives anticipées, prévues par l’article L. 1111-11 du Code de la santé publique, permettent à toute personne majeure d’exprimer ses volontés relatives à sa fin de vie. Bien que distinctes des mesures de protection juridique, elles participent de la même logique d’autonomie anticipatrice.
La désignation anticipée du curateur ou du tuteur, prévue par l’article 448 du Code civil, permet à toute personne de désigner à l’avance la personne qui sera chargée de la représenter ou de l’assister en cas d’altération de ses facultés. Cette désignation s’impose au juge, sauf si la personne désignée refuse la mission ou est dans l’impossibilité de l’exercer.
L’habilitation familiale, introduite par l’ordonnance du 15 octobre 2015, constitue une alternative aux mesures judiciaires traditionnelles. Elle permet aux proches d’une personne hors d’état de manifester sa volonté de la représenter sans recourir au formalisme de la tutelle. Le régime des nullités applicable aux actes conclus dans le cadre de l’habilitation familiale reste à préciser par la jurisprudence.
La gestion des contentieux
Lorsque la nullité pour incapacité est invoquée, plusieurs stratégies peuvent être envisagées par les professionnels du droit :
Pour l’avocat de la personne protégée, l’action en nullité constitue un outil puissant de protection. Il convient toutefois d’en mesurer les conséquences pratiques, notamment en termes de restitutions. Dans certains cas, une action en réduction pour excès peut s’avérer plus avantageuse qu’une action en nullité.
Pour l’avocat du cocontractant, plusieurs lignes de défense sont envisageables : contester l’altération des facultés au moment de la conclusion de l’acte, invoquer la théorie des actes de la vie courante, ou encore soutenir que l’acte a procuré un profit subsistant à l’incapable.
Les magistrats disposent d’un pouvoir d’appréciation considérable en la matière. L’article 464 du Code civil leur permet de moduler les effets de la nullité en fonction des circonstances de l’espèce. Cette flexibilité est particulièrement précieuse pour adapter la sanction à la situation concrète de la personne protégée.
L’aspect probatoire revêt une importance cruciale dans les contentieux relatifs à l’incapacité. La preuve de l’altération des facultés mentales au moment précis de la conclusion de l’acte peut s’avérer délicate. Les expertises médicales rétrospectives jouent souvent un rôle déterminant, comme l’a souligné la Cour de cassation dans un arrêt du 4 avril 2018.
La dimension éthique
Au-delà des aspects techniques, la protection des personnes vulnérables comporte une dimension éthique fondamentale. Les professionnels du droit doivent concilier deux impératifs parfois contradictoires : protéger efficacement la personne vulnérable tout en respectant son autonomie.
Cette tension éthique se manifeste particulièrement dans l’appréciation de la capacité naturelle à consentir. Comme l’a souligné le Défenseur des droits dans son rapport de 2016 sur la protection juridique des majeurs vulnérables, « la protection ne doit pas conduire à une mise sous tutelle sociale des personnes ».
La formation des professionnels constitue un enjeu majeur pour relever ce défi éthique. La connaissance des mécanismes juridiques doit s’accompagner d’une sensibilisation aux réalités psychologiques et sociales de la vulnérabilité. Certains barreaux ont développé des modules de formation spécifiques sur le droit des personnes vulnérables, initiative qui mériterait d’être généralisée.
En définitive, les professionnels du droit sont appelés à devenir de véritables architectes de la protection, concevant des dispositifs sur mesure adaptés à chaque situation particulière. Cette approche personnalisée, qui s’éloigne des solutions standardisées, constitue sans doute l’avenir de la protection des majeurs vulnérables.
Vers une protection renouvelée : repenser la nullité à l’aune de l’autonomie
La tension entre protection et autonomie traverse l’ensemble du droit des incapacités. La nullité pour incapacité, conçue comme un mécanisme protecteur, peut paradoxalement constituer une entrave à l’autonomie des personnes vulnérables. Face à ce paradoxe, une réflexion approfondie s’impose pour repenser les fondements et les modalités de cette sanction.
De la protection à l’accompagnement
Le paradigme traditionnel de la protection, fondé sur la substitution de volonté, cède progressivement la place à une logique d’accompagnement. Cette évolution se manifeste tant dans les textes que dans les pratiques.
La Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées promeut le concept de « prise de décision assistée » plutôt que celui de « prise de décision substitutive ». Cette approche implique de fournir à la personne vulnérable le soutien nécessaire pour exercer sa capacité juridique, plutôt que de décider à sa place.
Le droit français intègre progressivement cette perspective. La loi du 5 mars 2007 a consacré le principe selon lequel « la mesure de protection juridique est subsidiaire et proportionnée ». Plus récemment, la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a renforcé les droits des personnes protégées en matière de mariage, de divorce et de testament.
Cette évolution conduit à repenser le régime de la nullité pour incapacité. Plutôt qu’une sanction automatique, elle pourrait devenir un remède exceptionnel, réservé aux situations où l’acte cause un préjudice manifeste à la personne vulnérable. Les juridictions semblent d’ailleurs s’orienter vers cette approche plus nuancée, comme en témoigne l’arrêt de la Cour de cassation du 20 octobre 2010 qui a validé un acte conclu par un majeur protégé au motif qu’il correspondait à son intérêt bien compris.
La prise en compte de la volonté réelle
La distinction traditionnelle entre capacité juridique et capacité naturelle tend à s’estomper au profit d’une approche plus concrète, centrée sur l’aptitude réelle de la personne à comprendre la portée de ses actes.
L’article 414-1 du Code civil dispose que « Pour faire un acte valable, il faut être sain d’esprit ». Cette exigence fondamentale s’applique à toute personne, qu’elle fasse ou non l’objet d’une mesure de protection juridique. Elle invite à une appréciation in concreto de la capacité à consentir, au moment précis de la conclusion de l’acte.
La jurisprudence récente de la Cour de cassation s’inscrit dans cette perspective. Dans un arrêt du 6 janvier 2010, la première chambre civile a considéré que « l’existence d’une mesure de curatelle n’emporte pas présomption d’insanité d’esprit ». Cette solution confirme la distinction entre le régime de protection formellement établi et l’aptitude réelle à consentir.
Cette évolution invite à repenser la nullité pour incapacité. Plutôt que de s’attacher au seul non-respect des règles formelles d’assistance ou de représentation, il conviendrait d’examiner si la personne a effectivement compris la portée de son engagement et si celui-ci correspond à sa volonté réelle.
Les alternatives à la nullité
La nullité n’est pas toujours la réponse la plus adaptée aux actes conclus par une personne vulnérable. D’autres mécanismes, moins radicaux, peuvent parfois mieux concilier protection et autonomie.
L’action en rescision pour lésion, prévue pour les personnes sous sauvegarde de justice, pourrait être étendue à d’autres situations de vulnérabilité. Ce mécanisme présente l’avantage de sanctionner uniquement les actes défavorables à la personne protégée, préservant ainsi ceux qui servent ses intérêts.
La réduction pour excès, également prévue en matière de sauvegarde de justice, offre une flexibilité appréciable. Elle permet au juge d’adapter la sanction à la gravité du déséquilibre contractuel, sans nécessairement anéantir l’acte dans son ensemble.
Plus innovante encore, l’idée d’une nullité sélective permettrait d’annuler uniquement les clauses préjudiciables à la personne vulnérable, tout en maintenant les stipulations qui lui sont favorables. Cette approche, inspirée du droit de la consommation, n’est pas encore consacrée en matière d’incapacité, mais pourrait constituer une piste d’évolution intéressante.
Enfin, les mécanismes préventifs méritent d’être développés. L’autorisation préalable du juge pour certains actes importants, prévue par l’article 217 du Code civil en matière de régimes matrimoniaux, pourrait inspirer des solutions similaires en matière d’incapacité.
Vers un droit de la vulnérabilité ?
Au-delà du droit des incapacités stricto sensu, se dessine progressivement un droit plus large de la vulnérabilité. Cette évolution témoigne d’une prise de conscience : la vulnérabilité n’est pas l’apanage des personnes sous régime de protection, mais une condition susceptible d’affecter tout individu à certains moments de son existence.
Le Code pénal reconnaît déjà la notion de personne vulnérable, indépendamment de tout régime de protection, dans plusieurs incriminations comme l’abus de faiblesse (article 223-15-2). Le Code de la consommation prévoit des protections spécifiques pour les consommateurs vulnérables, notamment en matière de pratiques commerciales agressives.
Cette approche transversale de la vulnérabilité pourrait inspirer une réforme du régime des nullités. Plutôt que de s’attacher à des catégories formelles d’incapacité, le droit pourrait développer une protection graduée en fonction de la vulnérabilité concrète de la personne et de la nature de l’acte concerné.
Le Conseil de l’Europe a d’ailleurs adopté en 2014 une recommandation sur la promotion des droits de l’homme des personnes âgées, qui invite les États membres à « assurer une protection juridique appropriée aux personnes âgées qui ne disposent pas de la capacité nécessaire pour prendre des décisions ou pour protéger leurs intérêts ».
En définitive, repenser la nullité pour incapacité à l’aune de l’autonomie implique de dépasser l’opposition binaire entre capacité et incapacité pour développer un droit nuancé, attentif aux situations concrètes de vulnérabilité et respectueux de la dignité de chaque personne.